Mme Carine TOURE YEMITIA, notre invitée, nous partage au travers de cette interview accordée à notre rédaction son expérience professionnelle de plus de dix-sept ans (17+) en opérations (approvisionnement, gestion de la chaîne d’approvisionnement, gestion d’actifs, gestion de la qualité) pour les secteurs privé et public.
Experte aguerrie, passionnée par la création de nouvelles stratégies, elle a travaillé dans plusieurs domaines comme la Distribution, ICT, Automobile, le domaine agricole et les domaines publics internationaux.
Actuellement en poste dans une organisation internationale notamment à l’Union Africaine à un niveau senior, découvrons ensemble son parcours exceptionnel qui sans doute inspirera les jeunes qui veulent se lancer dans ce métier et plus précisément les femmes en Afrique et dans le monde.
1. GLT: Bonjour Mme Carine TOURE YEMITIA, merci pour votre disponibilité pour cette interview nonobstant vos fonctions et vos occupations. C’est un réel honneur pour Gabon Logistics et pour notre audimat qui vous découvre pour la première fois sur nos plateformes. Pourriez- vous, succinctement, vous présenter et nous parler de votre parcours ?
Je suis Carine Toure Yemitia, experte en Supply Chain avec plus de quinze années d’expérience dans ce domaine à la fois dans les secteurs privé et public.
Très jeune, je fus diplômée de l’Institut National Polytechnique de Yamoussoukro en Côte D’Ivoire en tant qu’Ingénieure en Logistique et Transport avant de suivre un MBA en Supply Chain Management à Kedge Business School, la branche de Bordeaux en France.
J’ai commencé ma carrière en tant qu’assistante logistique avant de devenir responsable logistique, puis j’ai pu gravir les échelons jusqu’à occuper le poste de directeur achats et logistique dans une usine textile. Riche de ces expériences, j’ai pu intégrer cette prestigieuse organisation publique panafricaine, L’Union Africaine (UA), depuis bientôt 6 années en tant que Cheffe de Division Supply Chain.
Originaire de la Côte D’Ivoire, vivant actuellement en Ethiopie, je précise que mon parcours professionnel m’a amené à travailler dans plusieurs pays d’où mon penchant personnel pour l’intégration et l’acceptation des différences dans un environnement multiculturel.
2. GLT: Vous êtes à la tête du département Supply chain d’une grandissime institution telle que l’Union Africain. En quoi consiste votre métier, plus précisément, quelles sont vos missions, objectifs, activités menées au quotidien. Et quels sont globalement les résultats attendus ?
Depuis Septembre 2015, mon année d’intégration à la commission de l’Union africaine, je pilote une équipe de plus de trente personnes avec pour mission principale de produire un service de qualité afin de soutenir les départements de l’organisation dans le domaine de la supply Chain, leur permettant ainsi de délivrer un meilleur service d’accompagnement aux Etats-membres dans plusieurs domaines dont l’agriculture, l’économie et l’éducation pour ne citer que ceux-ci.
Pour ce faire, nos actions se sont portées sur le développement d’une politique commune à l’échelle de toute l’organisation et aussi l’édition d’un manuel commun pour une harmonisation des principes et méthodes de la Supply Chain. Cette approche a permis d’uniformiser les procédures dans ce domaine et de faciliter notre fonctionnement.
Au quotidien, nous nous attelons à servir les départements utilisateurs selon le plan annuel d’approvisionnement.
3. GLT: Vous supervisez trois (03) Unités. Qu’est-ce que cela représente en termes de volume (Approvisionnement, voyages, stocks…) ?
La Division Supply Chain est assez nouvelle dans l’histoire de l’Union Africaine. Cette appellation a été validée cette année en 2021. Auparavant, il s’agissait de la Division des Achats, de la Logistique et des voyages. L’ancien nom décrit clairement les 3 unités qu’elle englobe : l’Unité des Achats, l’Unité de la logistique et l’Unité des Voyages.
Après les Ressources Humaines, le plus gros budget de la commission de l’Union Africaine est celui des achats et voyages. Il avoisine 200 millions de dollars par an. Il nous revient de pourvoir à tous les besoins de la commission en termes de biens, services et grands travaux.
Par curiosité, on me demande souvent les familles d’achats que nous gérons en comparaison au secteur privé. A cela, j’ai pour habitude de répondre que nous achetons tout ce que vous pouvez imaginer (matériel informatique, équipement de bureau, maintenance de tout genre, etc) et aussi des besoins spécifiques propres à nos activités diplomatiques, militaires et sociales (équipement de sécurité, matériel militaire, équipement médical).
Une autre différence avec le secteur privé se situe au niveau de la répartition des achats. Avant la Covid-19, nous achetions plus de services que de biens. Par exemple, les services (recrutement de consultants, maintenance) représentaient plus de 50% du volume global.
Quant aux voyages, rare est de constater que cette activité fait l’objet d’un service à part entière. Dans le contexte d’une institution publique, cela se comprend mieux. L’Unité des voyages est chargée de la prise en charge des personnes en déplacement pour raisons professionnelles. Nous émettons plus de 20,000 billets d’avion par an avant la crise sanitaire de 2020 pour les employés, les participants aux réunions de réflexion, les observateurs des élections, etc.
4. GLT: L’Union Africaine dispose-t-elle d’un plan d’approvisionnement annuel ? Quelles sont les conditions à remplir pour soumissionner aux appels d’offres ?
Depuis 2016, l’Union africaine dispose d’un plan d’approvisionnement annuel. La planification des approvisionnements a été totalement incluse dans le processus supply Chain au sein de notre organisation car elle est plus que nécessaire. Sans planification, nous étions soumis à toute sorte d’urgence sans pouvoir fournir les meilleurs services aux meilleures conditions. Cela s’imposait si nous voulions être plus efficaces. Ce plan annuel est publié sur le site de l’Union africaine. Rappelons que les informations communiquées dans le plan sont des estimations et que le plan peut être révisé.
Suite à sa publication, les appels d’offre confirmés sont également publiés sur le site de l’Union Africaine www.au.int
Toute entreprise intéressée par un appel d’offres a le droit de soumissionner en se référant aux conditions inscrites dans les termes de référence.
5. GLT: Pouvez-vous nous donner quelques indicateurs de mesure de la performance fournisseurs de produits et services définis au sein du département supply chain de l’Union Africain ?
Étant une organisation publique continentale, la distribution régionale est un facteur clé pour les états-membres de l’Union africaine. Nous avons constaté que le nombre de prestataires participants aux appels d’offres est beaucoup plus élevé dans les régions d’Afrique orientale et australe (autour de 60%). Cela pourrait s’expliquer par la langue utilisée pour nos appels d’offre : l’Anglais. Ce constat nous pousse à prévoir publier nos appels d’offres dans plusieurs langues afin d’améliorer cet indicateur et de faciliter la participation de tous. En procédant ainsi, nous pourrions harmoniser la répartition régionale et réduire les inégalités de chance.
D’autre part, nous encourageons les petites et moyennes entreprises a participé à nos appels d’offres vu leur nombre faible lors des ouvertures de plis.
Je rappelle que pour soumissionner, il faut visiter notre site www.au.int
6. GLT: En tant que femme, comment arriver vous à manager vos équipes ?
Etre une femme manager pourrait être considéré comme un point faible par certaines personnes. Vu mon expérience, j’en tire plutôt plusieurs avantages. J’ai la sensibilité naturelle d’une femme qui me permet d’être plus attentive à mon équipe, de tirer plus facilement le meilleur d’eux en étant à leur écoute et en les déployant aux meilleurs postes au meilleur moment.
En tant qu’expatriée, j’ai appris à accepter les différences afin de ne pas me heurter à des sensibilités culturelles différentes. Je coache les collaborateurs juniors par un accompagnement personnalisé et je soutiens les employés seniors en leur donnant de la visibilité et de l’exposition professionnelle leur permettant de démontrer leur savoir et leur savoir-faire. En procédant de la sorte, j’ai pu obtenir le soutien de mon équipe et cela nous a permis ensemble d’atteindre des résultats très performants et de positionner la Division Supply Chain comme un acteur stratégique au sein de l’organisation.
7. GLT: Dans le cadre de la lutte contre la covid-19, comment l’Union Africaine s’est-elle mobilisée, du point de vue supply chain, pour contribuer à la riposte contre cette pandémie ?
Grâce à l’utilisation de nos procédures des achats d’urgence, L’UA a pu passer une commande d’un montant de 25 millions de dollars US pour les fournitures requises par les différents États membres en réponse à la pandémie : Équipements médicaux et EPI (Equipement de Protection Individuelle).
Nous avons également signé un protocole d’accord avec le Programme Alimentaire Mondial (PAM) pour gérer toutes les fonctions logistiques, de l’entreposage des fournitures à l’aéroport à leur emballage et à la distribution de ces articles aux différents États membres, pour un montant de 8 millions de dollars US.
Ces actions concrètes et fortes ont démontré le rôle central de l’UA pour accompagner et soutenir les Etats membres en toute circonstance même les plus difficiles.
8. GLT: Quelles sont les difficultés que vous rencontrez parfois dans la mise en œuvre de votre politique supply chain et quels sont vos défis relevés à l’UA ?
Dès ma prise de fonction, nous avons analysé toute la chaîne d’approvisionnement (Planifier – Acheter – Livrer – Retourner) pour déterminer les points bloquants et surtout leurs causes.
L’étape de la Fabrication étant inexistante à l’UA, nos deux principaux défis se sont alors situés aux étapes de la planification et de l’achat.
Au niveau de la planification, le défi à relever a été le respect du plan d’approvisionnement annuel. Il est vrai qu’il s’agit d’une approximation mais nous devons tout de même réduire l’écart entre l’estimation et le réel. Nous y travaillons avec la contribution des départements internes pour que notre plan soit le plus précis possible.
Le second défi est la méconnaissance du processus des achats par les départements clients, surtout les opérations liées à cette étape (Spécifications/Termes de Reference, Publication, Ouverture des plis, Évaluation, Approbation, Signature du contrat). Nous avions constaté que les clients internes ne connaissant pas leur rôle ni celui de la division Supply Chain se plaignaient du retard de certaines opérations qui leur incombent. Par exemple, il est du ressort du service demandeur de fournir les spécifications d’un produit avant le lancement de l’appel d’offres. Le même service se doit de participer à l’évaluation suite à l’ouverture des plis. Tout retard à ces étapes leur incombe. Pour corriger cela, nous avions organisé des formations et aussi dédié des équipes par département client afin d’avoir une communication directe et régulière avec eux. Ainsi, nous prévoyons de réduire les erreurs liées à ce problème.
Enfin, pour être plus efficace au niveau de tout le processus, l’e-procurement est un impératif. Il s’agit d’automatiser toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement depuis la planification jusqu’à la livraison et la gestion des contrats. Nous avions acquis un progiciel en e-procurement qui sera déployé très bientôt. Il englobe la gestion électronique à chaque étape : l’e-planning, l’e-sourcing, l’e-tender et l’e-contract.
9. GLT: Le 15 janvier 2019, l’Union africaine a lancé la plate-forme de la chaîne d’approvisionnement lors d’un atelier qui s’est tenu du 14 au 18 janvier 2019 à Hawassa, en Éthiopie. Pouvez-vous nous faire un petit résumé de cette activité ?
Les marchés publics et la chaîne d’approvisionnement jouent un rôle très important au sein de l’Union africaine en tant que canal stratégique pour transformer les aspirations de l’Agenda 2063 et du Plan stratégique de l’UA en résultats sociaux et économiques identifiés. À cet égard, la Commission de l’Union africaine a procédé à de nombreuses améliorations pour aligner ses pratiques en matière de marchés publics et de chaîne d’approvisionnement sur les changements sans cesse croissants au niveau continental et mondial et pour rester en phase avec les besoins en constante évolution de l’Organisation. Compte tenu de l’évolution constante des pratiques en matière de marchés publics et de chaîne d’approvisionnement, la Commission de l’Union africaine doit suivre le rythme en explorant des moyens nouveaux et innovants de faire des affaires.
Fort du constat inexistant d’une plateforme réunissant tous les acteurs de la Supply Chain en Afrique, la Commission de l’Union africaine a organisé un atelier sur le thème « Excellence en matière de marchés publics et de chaîne d’approvisionnement en vue de transformer les objectifs stratégiques de l’UA en résultats sociaux et économiques ».
Cet atelier s’est tenu du 14 au 18 Janvier 2019 à Hawassa en Ethiopie et a pu offrir une plateforme aux participants pour souligner le rôle des pratiques de l’UA en matière de marchés publics et de chaîne d’approvisionnement d’un point de vue stratégique et, surtout, comment nous pouvons planifier l’excellence dans les pratiques de marchés publics pour améliorer la prestation de services. L’atelier a été également une opportunité d’apprendre de l’expérience globale des partenaires et d’organisations similaires dans leur gestion des marchés publics et de leur chaîne d’approvisionnement. Pour la première édition, nous avions pu réunir des participants des organisations régionales telles que la CEDEAO, COMESA et EAC ainsi que des partenaires, la BAD et L’ONU pour ne citer que ceux-ci.
Suite à cela, nous avons pu créer une communauté de praticiens des marchés publics et de la chaîne d’approvisionnement, notre objectif étant de travailler ensemble pour un apprentissage continu, une amélioration et une harmonisation des pratiques en matière de marchés publics et de chaîne d’approvisionnement en Afrique.
10. En tant qu’Experte de la Supply Chain africaine de part votre fonction à L’UA. Avez-vous une idée de l’état du secteur au Gabon ? Si oui, que pouvez-vous dire là-dessus ?
Au Gabon comme partout en Afrique francophone, nous devons positionner la Supply Chain a un niveau stratégique de nos organisations publiques et privées. Le temps de relayer cette activité au second plan est révolu. Si nous voulons être compétitif et faire le pas de la différence, la Supply Chain stratégique est incontournable. Cela signifie recruter des spécialistes du domaine, leur permettre de se mettre à jour dans ce monde qui évolue très rapidement. En plus, il faudra que le Gabon améliore les infrastructures logistiques en matière de transport et de distribution. Ce sont des voix incontournables de développement et d’émergence.
11. GLT: Quel est votre message pour la jeunesse africaine qui aspire à faire ce métier , en particulier aux femmes tout en nous donnant votre mot de fin .
La Supply Chain est en pleine expansion et j’encourage les jeunes à s’y mettre. La filière a de l’avenir en Afrique car qui dit « entreprise ou vente », dit aussitôt « logistique » ou plus largement « Supply Chain » incluant les achats, le transport, la production, la distribution et bien d’autres aspects. Notre continent est en développement et cela n’est possible qu’avec la contribution de la filière Supply Chain qui supporte tout mouvement de biens et de personnes. On a bien vu l’importance de cette filière lors de la crise sanitaire car même en plein confinement il fallait s’alimenter d’où la croissance exponentielle de la vente en ligne avec son corollaire la livraison à domicile. C’est bien entendu de la logistique, partie de la supply Chain. Ainsi la demande dans le domaine est forte. Que la jeunesse s’y lance en excellant, en apportant des solutions innovantes !
Quant aux femmes, je leur donne le message suivant : C’est un milieu très masculin qui n’attend que la touche féminine, touche créatrice de solutions nouvelles, d’ambitions sans destruction, de douceur sans faiblesse. Le chemin ne sera pas facile car comme moi, elles seront combattues, ce qui est tout à fait normal mais qu’elles s’arment de courage, qu’elles excellent professionnellement afin de faire la différence. En plus de leur performance technique, j’encourage les femmes à développer leur intelligence émotionnelle et sociale. Les organisations ont besoin de femmes techniquement douées et socio-émotionnellement épanouies et stables. Ce genre de femmes font tout de suite la différence et brillent en faisant émerger d’autres personnes dans l’intérêt de leur entreprise en y donnant le meilleur d’elles. La voie est déjà tracée par des pionnières, il suffit de s’y embarquer.
Nous vous remercions pour votre disponibilité.